Un mois à errer dans sa ville natale, sans attirer l’attention de qui que ce soit. Au fil des jours, Priam a rencontré tellement de visages qu’il connaissait autrefois, tellement de personnes à qui Rory avait parlé. Un autre lui, il n’y a pas si longtemps. Certes, les années l’ont un peu changées. Il a grandi avec la culpabilité, a mûri au sein de la liberté, mais ses traits n’ont pas été déformés. Un peu plus mature peut-être, mais est-ce qu’il n’est pas encore le portrait craché de ses frères ou de ses parents ? Il faut croire que non, qu’un autre ressemble plus à ceux qui partagent son sang. C’est sans doute ça qui le rend le plus malade, qu’un autre ait pu prendre sa place sans attirer aucun soupçon. Priam est retourné au Wescott’s diner, plusieurs fois. Il a observé cet autre Rory, cet autre lui, cherchant les points communs qu’il a vu. Il a noté mentalement tout ce qu’il faisait mal, tout ce qui aurait dû alerter sa famille autour de lui. Peut-être qu’ils ne l’aimaient pas tant que ça finalement, peut-être que sa fuite, il y a des années, a coupé les ponts pour de bon. Après tout, quand il s’est réveillé d’un coma de plusieurs mois, il n’y avait personne à son chevet. Personne pour s’inquiéter de son sort.

Depuis un mois, Priam se demande ce qu’il fait ici. Mariposa n’est pas un lieu pour lui, et si Rory l’a fuit alors pourquoi devrait-il rester ? Priam n’a pas sa place, celle de Rory a été comblée… Il aurait pu repartir, rien ne le retenait, mais c’est trop tard maintenant. Quelqu’un, enfin, l’a reconnu. La colère de Teddy était compréhensible et la discussion qu’ils ont eue ce soir-là au drive-in en était pleine, mais il y a bien une information qui a fait mouche. Depuis un mois, Priam regarde de loin le faux Rory sans intervenir, mais maintenant il mérite une petite visite. A Mariposa ce n’est pas bien difficile d’avoir l’adresse de qui que ce soit, alors un soir Priam se poste devant le 54, North District, en attendant l’arrivée d’un serveur. Il a bien calculé son coup, une dizaine de minutes plus tard il voit l’intéressé s’approcher. « Salut. Rory Wescott, c’est ça ? » Un sourire ironique sur le visage, il s’approche de lui. « Tu m’excuseras, il semblerait que j’ai perdu ma version du contrat. Combien je te paye déjà ? » Il sait de quoi il parle, et pas la peine d’essayer de courir.

C'était l'une de ces journées comme les autres, l'une de ces journées où tout se passait en toute quiétude, en toute plénitude. Il n'y avait besoin de rien de plus : l'équilibre semblait restauré. Ce soir, cela ferait un an qu'il était là, parmi eux, à jongler entre le travail non moins glorieux et ambitieux du restaurant familial. Il y avait eu un couac, avec Teddy, mais cela s'était résorbé d'une certaine manière. Ayant fini son service, il salua Max avant de rentrer chez lui. Ecouteurs du walkman vissé dans les oreilles, il avait réussi à dégoter une compil des chansons qu'il adorait et il marchait le plus sereinement jusqu'à son domicile. Il salua une à deux personnes sur la route : il se l'était lui-même convaincu, Shane aux oubliettes, juste Rory.

Arrivant aux abords de chez lui, il vit un jeune homme dont il ne prêta guère attention, attentif à autre chose. Il haussa la tête de manière positive lorsqu'il entendit la question sur son identité. Rory, oui, c'était ça. Il enleva ses écouteurs, enroulant les fils autour du walkman. Son autre main chercha les clefs de son domicile lorsque brutalement, il se retrouva pétrifié. Les clefs tombèrent en un tintement sourd et il releva la tête pour bien regarder à qui il parlait dorénavant. Il déglutit. Etait-ce lui ? Etait-ce Rory ? Que foutait-il ici ? Pour la première fois, il découvrit son véritable visage, sans coups, sans sang provoqué par un accident, dans la clarté d'un crépuscule. Putain, Teddy avait vendu la mèche. Evidemment, qu'elle l'avait vendu. « Okay, je suppose que je n'ai pas le choix que de t'inviter à rentrer. » dit-il le plus froidement, sur la défensive. Il ouvrit la porte, lui faisant signe de rentrer, étant attentif au moindre de ses mouvements « Ou tu préfères rester planté ici ? T'es plus au courant de moi que les nuits sont fraiches rapidement par ici ? »  Ses sourcils se foncèrent. « Ecoute, je te veux pas de mal... » commença-t-il à parler.

Son grand retour à Mariposa n’avait rien du retour de héros, ça, il s’y attendait. Rory avait quitté une fiancée en l’abandonnant à l’autel, une famille qui comptait sur lui, des amis qui l’aimaient, et il n’avait donné aucune explication. Alors évidemment, il pensait bien qu’ils retrouvaient des gens en colère contre lui, qui mettraient du temps à lui pardonner, mais la réalité l’avait encore plus étonnée. Parce qu’apparemment, ils avaient tous pardonné. Ils étaient tous heureux de retrouver Rory dans leur vie, qu’importe si ce n’était pas le bon. Pendant un mois, l’ancien Wescott avait observé, s’était rapproché en silence de ceux qui formaient son passé, dans l’espoir que quelqu’un réagisse. Mais non, personne ne l’avait reconnu pour qui il était, jusqu’à Teddy. Assez logique finalement, que celle qui passait ses nuits à ses côtés ait été la première à le reconnaître, et elle a été l’élément déclencheur pour que Priam se décide à bouger. Confronter l’usurpateur lui semble la première chose à faire, ainsi il pourra reprendre sa place vacante.

Celui-ci semble avoir besoin d’un peu de temps pour comprendre qui il est ou ce qu’il fait devant chez lui. Priam ne lui en veut pas, ce n’est pas tous les jours qu’on se retrouve confronté à un fantôme. Après tout, peut-être que cet inconnu pensait que Rory Wescott était mort dans cet accident, peut-être qu’il s’imaginait qu’il serait tranquille à jamais, que personne ne viendrait le chercher ici. Il lui ouvre la porte, lui laissant un choix, mais Priam hésite un peu. Cet homme est un menteur, pourrait-il être dangereux en plus de ça ? « Je vais avoir besoin d’un peu plus que ta parole mec. C’est pas très crédible le “je te veux pas de mal” alors que tu vis littéralement ma vie. » Il a bien vu la différence d’attitude, la froideur qui s’est installée d’un coup, mais il fait tout de même un pas en avant pour entrer chez lui. Un an qu’il vit auprès de sa famille et de Teddy, personne n’a été blessé… « Qui es-tu, qu’est-ce que tu fais ici, qu’est-ce que tu veux ? » Commencer par le commencement, ça lui semble une bonne stratégie.