Le mélange est subtil ; une bonne dose d’adrénaline, teintée d’un soupçon de stress, dilué dans un nuage d’excitation exacerbé par l’effervescence qui règne dans le bâtiment principal du vignoble.
Debout au centre de la pièce majeure, lunettes de vue remontées sur le dessus de la tête, Achilles a les yeux rivés à sa check-list coincée sur son porte-bloc. Le stylo juché derrière son oreille lui sert à cocher successivement les cases de toutes les actions vérifiées, à contrôler ce qui reste à effectuer encore.
Dehors, des prestataires dressent une rangée de chaises blanches directement au milieu des vignes, face à l’arche de cérémonie tressée de décorations champêtres, faites de fleurs et de guirlandes de feuilles prélevées sur les lieux. Plus loin, une grande table de buffet est installée dans les extérieurs du domaine, afin que les convives et les célébrés du jour profitent du panorama à couper le souffle qu’offrent la propriété et les collines verdoyantes qui s’étendent tout autour, ponctué par quelques hennissements voisins qui viennent ajouter du cachet à cette scène volontairement pittoresque.
Achilles a pensé à tout, du thème bucolique, en passant par la couleur des bouquets, jusqu’aux bouteilles de vin aux étiquettes personnalisées pour le mariage, avec lesquelles le couple et les invités d’honneur repartiront. Un détail, et pas des moindres, qu’il avait fallu soumettre comme pour tout le reste à l’approbation du maître des lieux. Maître des lieux qui n’est pas loin d’ailleurs, gravite autour des dizaines et dizaines d’employés travaillant d’arrache-pied à respecter les contraintes de temps imposées.
Achilles le voit, même s’il prétend que non. Régulièrement, il se surprend lui-même à le chercher des yeux, à vérifier où il est, et ce qu’il fait. Pour s’assurer qu’il ne s’interpose pas dans ses plans bien millimétrés – ça, c’est ce dont il essaye de s’auto-persuader. La vérité, même s’il ne l’avouera pas, c’est que cela lui plaît assez de le savoir non loin. Même s’il est affreusement réservé. Même s’il est insupportablement borné. Même si réussir l’exploit qu’il est en train d’opérer aujourd’hui a été le fruit de nombreuses semaines, pour ne pas dire mois, d’argumentation et de bataille.
Même s’il a l’air d’avoir des yeux dans le dos, puisqu’au moment où les siens se posent sur la nuque de Paul, bras croisés face à une énorme composition florale que des manutentionnaires disposent devant l’entrée du bâtiment, celui-ci se retourne. Leurs regards s’accrochent le temps de quelques secondes, quelques secondes durant lesquelles Achilles ne peut plus rien prétendre, encore moins de ne pas l’avoir vu. Après un bref soupire, ses lèvres s’incurvent en sourire tandis qu’il franchit la distance qui les sépare pour le rejoindre. « Je sais, je sais, ça fait beaucoup de monde et beaucoup d’agitation. » D’un grand geste de la main, il désigne l’espace autour d’eux. « Mais c’est le premier mariage qu’on organise, il faut encore qu’on prenne nos marques, qu’on s’ajuste. » Le « on » qu’il utilise le surprend lui-même autant qu’il le rend perplexe. Parle-t-il de son équipe ? Ou Paul et lui sont-ils un « on », désormais ? Si le cavalier ne travaille pas dans l’agence d’Achilles, force est de constater qu’ils sont devenus, par la force des choses, partenaires. Et ce, à bien des égards. Des courbatures l’assaillent encore, même plusieurs jours après sa dernière leçon d’équitation. « Ça n’a pas l’air de grand-chose pour l’instant, mais il nous reste encore quatre bonnes heures devant nous. Et... Tu n’es pas obligé de rester, tu sais ? Je te promets qu’on ne va rien casser. Et si jamais, tu n’auras qu’à retenir ça sur mes honoraires. » Des solutions, Achilles en a pour tout type de problèmes.

Les yeux d’Achilles volent au plafond – dont les moulures d’époque ne cesseront jamais de le souffler – au moment-même où ses lèvres se tordent en un sourire ironique ; il avait vite appris, à ses dépens d’ailleurs, que Paul Silva est un sniper d’ambiance hors pair. Et contre toute attente, il avait tout aussi vite appris qu’il trouve cela aussi horripilant que touchant. Inutile d’avoir un diplôme de sciences humaines en poche pour comprendre que l’homme est un écorché vif, un grand timide qui se cache sous des abords un peu trop sérieux pour ne pas mettre la puce à l’oreille de ceux qui savent voir au-delà des apparences, lire entre les lignes. « Allons, allons, tout de suite les grands mots ! » Le wedding planner s’esclaffe, mais ne se trouve pas moins heureux de la diversion fortuite que lui offre l’un des caristes qui lui désigne un bon de livraison à signer, l’occasion de reprendre un peu contenance.
Tremblay le sait ; le partenariat est tacite, rien ne les engage plus que leurs paroles respectives et ce deal scellé sur une réciprocité d’engagement toute approximative, ainsi que quelques papiers à en-tête officiel d’une compagnie d’assurance sur lesquels il ne s’était volontairement pas bien attardé. D’un point de vue administratif, la situation est en règle, mais un seul mot du propriétaire du Domaine suffirait à mettre fin de façon nette et précise à leur collaboration professionnelle. « Je n’engage que des pro, je te l’ai assuré. » Lorsqu’il se retourne vers Paul, c’est un faciès tout aussi convaincant que persuasif qu’il lui offre sans détour, regard franc directement planté dans ses iris ébène. « Et tu t’es déjà rendu compte que j’en suis un également, n’est-ce pas ? »
Le sourire malicieux se veut incontestable. Sans savoir se l’expliquer, Achilles a vite développé une propension certaine à bousculer gentiment son homologue, un goût prononcé à le pousser dans ses retranchements. Nul doute que cela a quelque chose à voir avec l’empourprement discret qui naît sur ses joues chaque fois qu’il le fait, ou cette agitation furtive qu’il devine dans les gestes de Paul. Comme un double discours assez intrigant, qui trahirait à la fois un certain scepticisme et une envie indéniable de s’en affranchir. « Un premier essai qui sera concluant, j’en suis certain. » Et si l’autre ne l’est pas, alors l’est-il pour tous les deux. La force de conviction ne lui a jamais fait défaut, encore moins face au renfrognement manifeste que lui oppose le propriétaire terrien. Pourtant, et alors qu’Achilles est persuadé que la conversation s’achèverait sur ce dernier échange aussi cordial que bourru, une proposition vient briser la glace au bout de quelques minutes de silence. Perplexe, ses yeux comme des soucoupes lui adressent un « Vraiment ? » silencieux qui, enfin, le poussent à se dérider un peu. « Ma foi, si ça peut t’éviter de ruminer, alors qui suis-je pour te dire non ? » Sa conscience professionnelle aurait tendance à s’inquiéter de tout écart à son fonctionnement habituel bien huilé, cependant le tic, tac de sa montre l’enjoint à saisir sans réfléchir cette opportunité inattendue. L’intimant à le suivre, Achilles s’agenouille devant une lourde malle. « Je… Il me reste l’argenterie à disposer sur la grande table. C’est habituellement une tâche que je me réserve de faire moi-même, mais tu le constates, le temps file. C’est un peu rébarbatif, mais… Vu le nombre de convives, une deuxième paire de mains ne serait pas de refus. Tu veux bien… ? »