L’histoire sans fin s’achève pour le deuxième week-end de suite et dans un soupir, Priam retire la bande du projecteur. Il ne comprend pas pourquoi les gens continuent de revenir ici, encore et encore, pour voir des films qu’ils connaissent par cœur. Un film par mois, un seul et unique… aucun cinéma dans le monde ne peut survivre à ce rythme-là. Et pourtant c’est là qu’il a trouvé un job Priam Ledger, ce nouveau venu à Mariposa. La panne électrique qui sévit pousse les gens à venir, ça à la limite, il peut le comprendre. L’ouest de la ville n’est pas touchée, et ainsi le drive-in est muni d’électricité, les food-truck peuvent vendre leurs hot-dogs et tacos, peut-être le seul plat chaud de la semaine que certains pourront s’offrir. Ce soir, d’accord, il voit l’aspect communautaire, un peu plus encore quand les gens s’attardent après le générique pour bavarder de la situation et éloigner le plus possible l’heure à laquelle ils rentreront dans leurs chez-eux sombres et froids. Lui-même n’a plus d’électricité, alors sa petite cabane de projection lui semble plus confortable que son propre appartement. Mais Priam a hâte que tout le monde parte, pour que dans l’ombre il puisse redevenir Rory. Combien de personnes connaissait-il sur ce parking ? Des gens avec qui il est allé à l’école, des gens qu’il a servi dans le diner de ses parents, ou simplement des voisins, des amis. Personne ne semble le reconnaître, comme s’il était enfermé derrière une vitre teintée. Il voit le monde sans être vu. Peut-être que c’est ce qu’il mérite d’ailleurs, après ce qu’il a fait à ses proches… Mais ça ne retire pas la douleur qu’il ressent.

Finalement le parking s’est vidé, une seule voiture reste en place, avec une jeune femme qui semble pester autour d’elle. Priam s’approche et fait presque demi-tour en voyant de qui il s’agit. Teddy. La personne, en dehors de sa propre mère, qui devrait le reconnaître à coup sûr. Celle qui aurait dû deviner, les quelques fois où ils se sont croisés, qui il était. Mais non, comme le clan entier des Wescott, elle semble croire l’imposteur. Le projectionniste hésite alors, maintenant qu’ils sont seuls, pourrait-elle reconnaître enfin ses traits ? Lire dans ses yeux toute la culpabilité qu’il porte avec lui depuis cinq ans, ou tout l’amour qu’il lui a porté ? Il s’avance, plus en tant que Priam que Rory cependant, bien que ça ne fasse pas grande différence. « Bonsoir. Vous avez besoin d’un coup de main ? » Pas qu’il s’y connaisse des masses en voiture, peut-être que le Rory en lui a des vieux souvenirs de ce que son père aurait pu leur apprendre, à lui, Max et leur benjamin. Mais sans doute que ce qu’il connaît, Teddy aussi.

Allongée sur la banquette de son pick-up, bras sous sa nuque et les yeux clos, la cadette Deetz a profité de sa soirée. Le film comme tous les autres avant celui-ci, elle l’a vu et revu, elle le connaît et à moins de passer toute la durée à s’exclamer de la chevelure magnifique d’Atreyu, elle l’utilise comme fond sonore. Doux épisode où elle sait que personne ne la dérangera pour un boulot quelconque. Elle profite donc et s’endort avant même qu’Artax ne meurt – scène qui lui ferait faire des cauchemars si elle gardait les yeux ouverts encore aujourd’hui, pauvre bête. Le générique défile, les amis comme les familles replient leur chaise, plient les couvertures et remballent tout ce qu’ils ont amené pour rentrer chez eux malgré la panne. La foule s’éloigne et c’est ce qu’elle veut pour simplement partir sans jouer du coude pour savoir qui passera devant qui pour sortir. Désormais assise derrière son volant, elle met le contact. Moteur qui crachote, tousse affreusement. Rouage toujours endormi rêve de rester dans les bras de Morphée. Il en faudra plus pour l’empêcher de quitter le parking ! Teddy se laisse glisser hors de la cabine tiède pour rencontrer le vent de l’Ouest caresser son corps dans un frisson qui allume ses hautes. Marcel qu’elle a subtilisé dévoile la moindre courbe malgré sa largueur masculine sur son corps de femme. Glissé dans son jeans par l’avant, c’est qu’elle ne cache pas grand-chose, pas même le fait qu’elle ne porte aucun soutif à cet instant. Bras croisé sous sa poitrine, elle soulève le capot de son pick-up. Si elle peut paraître en détresse en ce moment, le chapelet de jurons qu’elle pousse pourrait convaincre n’importe qui de ne pas tenter de l’aider. Et pourtant… Une voix résonne dans le vent, un écho qu’elle écoute à peine avec la tête et tout le devant de son corps penché au-dessus du moteur. « T’as des câbles de démarrage ? » qu’elle lance sans même sortir de sous le capot. Après tout, à Mariposa l’entraide est impressionnante et Teddy n’a pas l’esprit aussi analytique pour penser que ce serait autre qu’un bon samaritain. Les doigts couverts de graisse et d’huile, elle sort sa tête pour demander à nouveau tout en essuyant le liquide visqueux sur son jeans. Elle n’est qu’à un frottement vers le bas, lorsque ses prunelles se dardent sur ce visage. Un douloureux retour en arrière de quelques semaines lui tord l’estomac. La tempête qui a fait fureur la première fois qu’elle pensait se trouver devant lui se meurt, elle tend les doigts vers sa joue. Hoquet de surprise brisant le silence qu’elle a insufflé. Ses doigts couvrent ses joues de graisse noire, lui donnant des airs de Rambo. Elle trace chaque trait de son visage pour s’assurer qu’il est bien là, réel, mais aussi celui qui fut autrefois à elle. Pourquoi ? C’est le mot qui lui traverse l’esprit, mais elle agit autrement et une gifle froide et expresse vient mordre la joue du Wescott disparu. « Connard ! » Voilà la Teddy d’aujourd’hui…

La vision de Teddy, seule sous les quelques lampadaires du drive-in, est comme extraite d’un film. Ses cheveux blonds forment un halo sur ses épaules, Rory remarque ses formes, peut-être plus musclées que lorsqu’il partageait son lit, mais son regard s’attarde sur le marcel qui laisse dévoiler qu’elle ne porte rien en dessous. Il se sent ridicule de se rincer l'œil devant son ex-fiancée, mais il occupe ainsi les quelques secondes pendant lesquelles il hésite. Aller vers elle ou l’éviter à tout prix ? L’appréhension de se confronter à elle et à tout ce qu’il lui a fait subir est bien réelle, mais après tout il est revenu à Mariposa avec l’idée de présenter ses excuses à ceux qu’il a blessés. Elle semble avoir besoin d’aide en plus, alors il s’avance pour lui demander ce qu’il peut faire. Des années plus tôt, entendre toutes les injures sortir de ses lèvres l’aurait fait rire et ce soir encore il a envie de lui sourire un peu, bien qu’il en ait perdu le droit il y a longtemps. « Euh, je peux aller voir dans la cabane. » Il n’a aucune idée de s’il possède de tels câbles ou non, mais peu importe à présent. Teddy a relevé le regard vers lui. Elle s’approche, il ne recule pas. Il la laisse faire, toucher son visage et y étaler de la graisse de voiture. Cet échange sent mauvais, littéralement. Lui aussi l’observe pendant qu’elle dessine ses traits. Il se plonge dans ses yeux, lit ce que le temps y a changé. La gifle le prend par surprise et lui laisse des picotements sur la joue, mais il sait qu’il la mérite. Ça et pire encore si elle le veut. « Teddy, je suis désolé. » Il ne cherche pas à se dérober, ni à se trouver d’excuses. C’est lui qui a mal agit dans leur relation, elle elle était absolument parfaite. Sa voix est calme cependant, et il se dit que le moment est enfin arrivé, celui qu’il attend depuis qu’il a remis les pieds à Mariposa. « Je comprendrais que tu ne veuilles pas m’écouter, parce que j’ai cinq ans de retard sur les explications. J’aurais dû te parler et m’excuser bien plus tôt. Je voulais le faire en arrivant mais il y a ce type qui a pris ma place et tout le monde semble le croire. » Il fait une moue en se massant doucement la joue. « Pas que ce soit une excuse, je sais bien. J’ai juste été pris au dépourvu par lui. » Il ne sait pas pourquoi le charme de ce faux Rory s’est rompu avec Teddy, pourquoi elle s’est soudainement rendue compte que c’était lui le vrai, mais il ne s’en plaint pas. Au moins maintenant il pourra peut-être reprendre sa place.