« Pardon je suis en retard ! » Le constat tombe comme un couperet quand Achilles repère Mallory à leur table coutumière, alors que ses yeux filent vers la montre chromée à son poignet et s’arrondissent de surprise en avisant l’heure avancée – time flies. Se faisant l’effet d’incarner le célèbre lapin blanc d’Alice, il passe un bras furtif autour de ses épaules pour l’attirer dans une accolade aussi brève que chaleureuse, le wedding planner n’en oubli pas de jeter un coup d’œil attentif aux pieds de son acolyte, dont la couleur des talons aiguilles lui indiquent les pronoms du jours à adopter.
Dans un soupir théâtral accompagné d’un grand sourire, il se laisse tomber sur la chaise voisine de celle de Mallory, jette à ses pieds son attaché-case qui, comme lui, a connu des jours meilleurs, puis ferme un instant les yeux et s’autorise une minute ou deux pour reprendre son souffle, c’est qu’il a couru comme un beau diable pour ne pas accentuer l’attente qu’il espérait n’avoir pas été trop pesante jusque-là. « Rappelle-moi pourquoi je fais ce job, déjà ? » Ah oui, l’amour. L’amour avec un grand A, son incorrigible romantisme, les larmes qui embuent la vue, son petit cœur tout mou, fais de guimauve et de barbe-à-papa.
Une de ses mariées du mois l’avait appelé en catastrophe ce matin-là, alors qu’il ne travaille pourtant pas le dimanche – c’est écrit dans les sacro-saintes écritures, le dimanche c’est fait pour buller. Mais comment refuser l’appelle d’une bride-to-be en panique, alors qu’elle s’apprête à vivre l’un des plus beaux jours de sa vie et que son seul souhait est que tout soit parfait ? Sans doute qu’un de ces quatre, ce boulot le tuera, mais en attendant, sa patience légendaire et son sens de l’organisation n’avaient jusque-là jamais rencontré un obstacle au bout duquel il ne savait venir.
S’éventant avec le menu, il scrute la table, inquiet que Mallory n’ait dépéri à l’attendre trop longtemps. « J’espère que tu ne m’as pas attendu et que t’as déjà commandé à boire ? » Tout en faisant signe à l’un des serveurs de l’établissement, Achilles lui adresse un sourire ; il ne lui en aurait absolument pas voulu si tel était le cas. Après tout, c’est bien ce que valent quarante minutes d’attente… Se tournant vers l’intéressé.e, l’aîné prend le temps de le détailler vraiment, d’observer les petits signes qui lui laisseraient deviner quel genre de semaine vient de s’écouler. Dernièrement, les choses avec Waldo avaient l’air d’être un peu… Compliquées, et loin de vouloir être trop indiscret, Achilles s’était spontanément proposé d’être une oreille attentive en cas de besoin. Rien de plus, rien de moins, que cet ami fidèle qu’il savait être, aussi fidèle que chacun d’eux le sont à leur traditionnel brunch hebdomadaire du dimanche.

Comme tous les dimanches depuis un petit moment déjà, Mallory avait ouvert les yeux vers 9h du matin, ce qui était pour elle comme une grasse matinée ayant l’habitude de se lever aux aurores, prenant son temps pour sortir du lit, réchauffé par un pâle rayon de soleil qui lui tombait en plein visage. Elle se glissa finalement hors des couvertures, en prenant bien soin de ne pas faire trop de bruit pour ne pas réveiller Waldo. En ce moment, elle ne savait jamais quel homme elle aurait en face de lui aujourd’hui, le Waldo dont elle était tombée amoureuse, aimant, attentionné et chaleureux, ou l’individu renfermé, secret et taciturne qu’il était parfois, et de plus en plus souvent. Une chose était sûre, elle ne voulait pas commencer cette journée avec une dispute alors elle avait pris les précautions nécessaires.

Après sa toilette effectuée, elle avait pris un soin tout particulier à sa tenue, comme toujours en vérité mais elle rencontrait quelqu’un d’important aujourd’hui et quand on avait prévu de faire un brunch en jouant à juger les passants, il fallait se présenter sous un certain jour. On ne pouvait pas bitcher sur les gens et ressembler à des serpillères, ça ne se faisait tout simplement pas. Sa tenue était peut-être un peu trop élaborée pour un simple brunch dans une ville aussi petite que Mariposa mais c’était le style de Mallory et on le lui arracherait que lorsqu’elle serait morte.

Une dernière touche à son maquillage, ses cuissardes bleues marines enfilées et elle s’éclipsait de chez Waldo - elle n’arrivait toujours pas à s’y sentir chez elle à son plus grand regret - pour se rendre d’abord à son atelier pour quelques tâches puis au restaurant où Achilles et elle avaient pris l’habitude de se réunir. Mallory était plus que contente d’avoir fait sa connaissance et d’être devenue amie avec lui. Ce dernier, et les quelques autres personnes qu’elle avait appris à connaître depuis l’année qu’elle avait passée à Mariposa en 2018, était une des raisons qui lui avait permis une transition plus facile quand elle était revenue dans cette ville si particulière.

Mallory s’installa à leur table habituelle et attendit patiemment son ami tout en envoyant des sms à Holden, son lien avec le monde moderne, grâce à son Motorola. Ca lui faisait toujours bizarre d’utiliser ce genre d’appareil à la place de son iphone chromé qui jonglait sans problème entre les tâches et permettait de rester au contact avec les quatre coins de la planète.

Elle jetait un oeil sur sa montre Van Cleef & Arpels, se demandant où pouvait bien être Achilles, il était bien en retard et ce n’était pas son genre, quand ce dernier arriva enfin, l’air déjà éreinté. Mallory, un sourire aux lèvres et un sourcil levé, admira la grâce dramatique avec laquelle il se laissa choir sur la chaise à côté d’elle. Il était clair qu’il n’avait pas passé sa matinée à ne rien faire contrairement à elle.

-Tu fais ça parce que tu adores ça … et qu’il n’existe pas assez de roms-coms sur Terre pour satisfaire ton âme de romantique.

Elle désigna d’un signe de tête la flûte de mimosa en face d’elle avant de la saisir et de finir ce qui restait à l’intérieur.

-Ne t’en fais pas, j’ai fais ma mal élevée et j’ai commandé un verre. Je t’ai attendu pour le repas par contre.

Il y avait des limites à l’impolitesse et puis ce n’était pas comme si Mallory avait vraiment faim. Elle avait du mal à se nourrir en ce moment même si elle était encore bien loin des pires crises qu’elle avait traversées. Elle passa commande tout de même quand le serveur vint à leur table, une salade et surtout un autre verre de mimosa. C’était de ça dont elle avait besoin. Leur commande prise, elle se tourna vers Achilles.

-Alors ? Quelle catastrophe tu as dû éviter ce matin ? Ça devait être important pour que tu bosses un dimanche.

Les anecdotes de l’autre homme étaient toujours très intéressantes et souvent drôles et Mallory adorait les écouter. Peut-être que si sa boîte ne réussissait pas, elle pourrait se lancer dans ce business aussi ?

Mallory a cet effet-là sur lui d’agir comme le meilleur des médicaments ; la juste dose de pétillement dans son verre, le bienfait du cachet en plus doux et plus épicé encore. Le sourire lui revient quand Achilles croise son regard et que celui-ci descend sur la tenue du jour de son acolyte, aussi pointue que décalée dans une ville perdue dans le continuum temporel comme Mariposa, et pourtant parfaitement à sa place et dans le bon mood. En comparaison, lui ferait presque tache avec son simple pantalon à pinces et sa chemise sans manche coordonnée, s’il ne l’avait pas aussi outrageusement déboutonnée.
La répartie implacable de son amie lui arrache un rire alors qu’il balance sa tête en arrière et fait mine de lever un verre invisible face à Mallory, « cheers to that ! » , alors qu’elle-même se saisit de son mimosa et que lui désespère qu’on lui en apporte un pour réhydrater son gosier en feu de s’être tant pressé jusqu’au restaurant.
Ravi qu’elle ait fait sa malpolie et n’ai pas manqué de commander un premier verre en l’attendant, Achilles attend doctement son tour avant de commander au serveur un avocado toast et des œufs Bénédicte, mais surtout un mimosa avec beaucoup de bulles et peu d’orange pour qu’enfin, enfin, leur sacro-saint brunch du dimanche puisse commencer.
« Tu ne me croiras jamais. » Sachant ménager ses effets comme pas deux, le wedding planner défait sa serviette en tissu et la pose délicatement sur ses genoux, comme s’il mangeait ce jour-là à la table d’un étoilé français. « J’ai eu droit à un nouveau code bigoudi, c’est quand même le troisième rien que ce mois-ci. » Ses yeux filent vers le ciel dans une mimique accablée. « Je te le donne en mille : Betsy Stout a encore frappé. » Comme par enchantement, l’aimable serveur – dont Mallory et lui avaient fini par apprendre qu’il s’appelle Pat, à force de venir et d’être donc devenus, légitimement, des habitués de l’établissement – se matérialise près d’eux avec, à défaut de leurs assiettes, leurs deux mimosas.
Achilles se jette sur le sien avec la frénésie d’un pèlerin arrivé au bout de son chemin de croix, et en vide la moitié en une gorgée. « Je veux dire, je n’ai rien contre elle, entendons-nous bien. Betsy est une chic fille, pleine de bonne volonté. » Les derniers mots sont appuyés avec une condescendante affabilité, comme l’on dirait de quelqu’un qu’il est bien brave. « Le problème c’est que ma mariée avait rendez-vous avec elle ce matin – Betsy doit avoir du mal à boucler les fins de mois au salon, puisqu’elle reçoit ces temps-ci à domicile le dimanche m’a-t-on dit – et ça a été le drame. J’aurais dû prendre une photo, mais l’éducation m’en a empêché à la dernière minute. Un vrai carnage. » Un vrai carnage surtout, parce qu’il avait fallu calmer une future mariée aux abois et en pleine crise de larmes, et une artiste capillaire furibonde qu’on lui discute ses facultés professionnelles. « Je ne comprends pas comment d’un chignon banane, la pauvrette s’est retrouvée avec la coupe d’Elvis…. Et Dieu sait que je sais de quoi je parle ! »