Session officiellement terminée, les restes sont emballés dans des boîtes en carton, les verres jetés dans l’évier de la cuisine laissés à la plonge du lendemain, les chaises et tabourets retournés sur les tables, jusqu’à la mise en place qui sera faite à l’ouverture.
Pour l’heure, il est temps d’éteindre toutes les lumières et de clore le chapitre hebdomadaire de leur club, leur club si bien nommé dont l’histoire relève plus d’une triste blague que d’une réelle intention associative – et pourtant. Pour rien au monde ne manqueraient-ils une seule soirée de cette tradition instaurée on ne se rappelle même plus quand, ni même vraiment pourquoi. Les cœurs brisés de Mariposa n’ont rien de toutes ces autres institutions aux noms honorifiques dont on ne fait plus l’article tant elles sont connues, regorgent pourtant d’un nombre insoupçonné de membres. Et ma foi, qui aurait pu croire qu’une petite ville aussi tranquille puisse en compter autant ?
Sur le parking devant le Wescott’s, Max distribue les doggy bags et les « bonne soirée » comme un parfait maître de cérémonie, et bientôt, après un dernier au revoir à Clary qui referme la porte de sa voiture derrière elle, ne restent que Teddy et lui. Un dernier coup de clés dans la serrure du restaurant jusqu’au service de demain, et les voilà seuls dans le silence de la nuit que quelques insectes nocturnes viennent troubler de leurs stridulations. « Bon. » D’une nature plus taiseuse que volubile, le doux géant enfonce les mains dans les poches de son blouson teddy – même pas fait exprès ! – avance de quelques pas, pris d’une légère gêne. Teddy et lui n’ont jamais été les meilleurs amis du monde, mais force est de constater que si elle fait partie du club, c’est pour une raison qui le concerne plus ou moins directement ; le cœur de la jolie blonde, c’est son petit frère qui l’a sauvagement piétiné quand il lui a fait faux bond devant l’autel, avant de se casser de la ville sans autre forme de procès. Sans savoir vraiment pourquoi, Max se sent depuis ce jour comme responsable de cet affront, et n’a pas hésité une seule seconde à garder contact avec l’éplorée, ou être présent pour elle, au moment où une grande majorité la montraient du doigt, la blâmaient pour la crise de rage qui s’en était suivie. L’impie, qu’on se le dise, avait fait pénitence depuis. La rancœur de Teddy, lui-même en avait fait l’expérience quand sa petite-amie l’avait quitté après sept ans de relation. Énième raison à ses yeux pour ne pas lui tourner le dos comme tant d’autres.
Tenant dans ses bras une cagette remplie des cadavres de toutes les bouteilles qu’il leur a fallu descendre pour noyer leur ressentiment, Max lui jette un œil. « Tu veux que je te raccompagne ? Tu peux laisser ta bagnole ici et la récupérer demain… » La démarche a l’air solide, pourtant parmi les bouteilles vides, pas mal sont à attribuer à son seul mérite il le sait, il l’a observée durant la soirée. Et derrière ses élans chevaleresques, la volonté de faire amende honorable pour son frère demeure cachée-là, en attendant que celui-ci trouve le courage d’enfin se manifester.

« Prend ma part, sinon c’est Roscoe qui le mangera. » souffle-t-elle en donnant son doggy bag à sa meilleure amie en allant la reconduire jusqu’à sa voiture. Elle a plus de bouches à nourrir que la blonde qui ne pense qu’à elle et mange plus souvent sur le pouce que chez elle. Une dernière bise et Teddy se retrouve seule sur le parking, cherchant ses clés dans ses poches, la voix de Max résonne dans la solitude du moment. Ses cils qui papillonnent un bref instant en se posant sur son ex-beau-frère – ça en fait des traits d’unions – le voyant afficher cet air timide. Les mains bien enfouies dans les poches de son Teddy – dire qu’elle porte un prénom affublé à un vêtement, elle peut remercier sa mère… mais au moins, elle ne s’appelle pas Ryder ! oui oui Alice a osé ! – ce petit regard qu’il lance vers la blonde. Doucement, elle l’invite à pousser plus loin son simple mot, sa réflexion. Peut-être que ce sont toutes les bières qu’elle s’est enfilée, mais elle semble plus mignonne qu’à son habitude. Son chignon coiffé grossièrement, son rouge resté collé à son verre gisant maintenant dans le bac de la plonge. Quelques mèches rebelles tombant devant ses yeux immenses, brillant quelque peu de son ivresse. Parce qu’elle n’a pas su se contenter de deux ou trois bières. Sa romance avec Rory est finie depuis longtemps, sa rancœur existe encore, mais elle est surtout une grosse buveuse quand elle se donne l’occasion de boire. Ce qu’elle ne fait souvent qu’avec ce club, parce qu’ils ne la jugent pas. Elle observe Max prend la caisse de bouteille pendant qu’elle fait tourner son porte-clé autour de son index. Le compte, des cadavres de verres, est surtout pour elle, mais c’est sans honte qu’elle ignore cela pour plutôt afficher une moue adorable, signe qu’elle réfléchit. En regardant Max, elle voit des airs de Rory, surtout dans ce blouson. Pinçant ses lèvres, elle tourne la tête vers son vieux pick-up que toute la ville connait. Elle pourrait rouler jusqu’à chez elle, trente kilomètres à l’heure, ce ne serait pas sorcier. Seulement, elle consent à se dire que ce ne serait pas raisonnable. Étirant le bras, elle laisse ses clés pendre dans le vide, les offrants au jeune homme. « Mes clés cher gardien. » La blonde attend qu’il lui prenne des mains avant de faire un pivot sur la pointe de ses orteils et de prendre la direction de chez elle. Levant les bras, les franges de son blouson de cuir de style cowboy caressant ses jambes dénudés par son short en jeans ultra court, elle caresse l’air et les nuages de la pulpe de ses doigts. « Ça sent la pluie. » doux murmure dans la noirceur du parking, sa tête pivotant pour zieuter Max. « Tu viens ! » C’est lui qui a proposé de la ramener et même si elle n’a pas dit ouvertement oui, elle l’attend quand même.

Un instant, Max prend peur, s’imagine qu’elle va s’effondrer ou vomir à ses pieds, pas forcément dans cet ordre d’ailleurs. L’instant d’après, il se souvient que c’est Teddy, qu’elle tient mieux l’alcool encore que les cinq membres de la famille Wescott réunis, et se rassure. Dans la fraîcheur de l’air nocturne, elle s’autorise seulement le temps de la réflexion, et au moment où le cuisinier s’imagine qu’elle va refuser son offre et partir de son côté, elle le surprend en agitant au bout de ses doigts les clés de son véhicule, pour qu’il s’en saisisse. Horripilante, adorable comédienne.
Dans un gentil sourire, il prend ses clés, tandis qu’elle pivote comme une ballerine sur ses pieds, et prend la marche. Une demi-seconde plus tard, Max réalise qu’il doit la suivre, et lui emboîte le pas.
Le cher gardien ne se fait pas prier et presse l’allure quand la demoiselle-pas-si-en-détresse – ça en fait aussi, des traits d’union ! – s’impatiente, et renifle comme le ferait Bowie la pluie qu’elle semble déceler dans l’air de la nuit. « On dit que la pluie ça fait dessoûler. » Lorsqu’elle tourne la tête vers lui, ses lèvres se sont étirées sur un sourire complice, et ses deux mains sont levées en l’air, en signe de capitulation à toute tentative de réprimande. « J’dis ça surtout pour moi. » Pourtant tous les deux le savent ; Max aurait dû s’appeler Sam, car c’était toujours lui l’homme de la situation.
C’est toujours comme ça, avec Teddy. Même s’ils ne sont pas forcément proches, même si la plupart du temps elle l’agace ou représente une énigme à ses yeux, il ne peut s’empêcher d’être attentif, d’être vigilant envers elle. Son petit frère, s’il avait ses raisons, s’est manqué auprès de leur famille, sans doute plus encore auprès de Teddy. Et parce que chez les Wescott on est soudés comme les doigts de la main, c’est comme s’il se devait de faire un minimum d’efforts pour arranger un peu les choses. Un peu. Du coin de l’œil, il l’observe à la dérobée. Avec son chignon flou et les quelques mèches qui lui tombent devant les yeux, qu’elle a un peu trop brillants à cause de l’alcool, c’est qu’elle aurait presque l’air inoffensive. Presque. « T’as pas dit grand-chose, ce soir », qu’il lance au hasard, pour tâter le terrain. Et c’est plutôt rare. A son contact comme à celui du reste de la famille, car à être tous originaires d’une petite ville comme Mariposa, tout le monde connaissait tout le monde, il sait que les Deetz ne sont jamais avares en mots. « On a connu des jours où mon frère a eu les oreilles qui ont sifflé plus que ça… » Pas qu’il ait spécialement eu envie d’entendre son frère se faire tailler un costard, car Rory lui manque. Mais une Teddy peu bavarde, c’est comme un hot-dog sans saucisse, c’est comme un canoë sans les rames, c’est comme le far-west sans les cow-boys : ça tourne pas rond. Et bizarrement, c’est que ça l’inquiéterait presque.

Max qui propose de la raccompagner, rien de bien étonnant de la part de l'aîné Wescott. Toujours là pour être gentil, toujours là pour veiller sur elle, alors que son cadet a pris la poudre d’escampette. Invitée parfois à manger avec lui et Edmée ou appeler pour simplement discuter, jamais de Rory, mais seulement pour prendre des nouvelles d’elle. Sous aucun prétexte elle ne le dira, mais il lui a été d’un grand soutien alors que beaucoup lui tournait le dos. Trop hystérique, pas assez mature… Gozilla ou plus communément appelé Tedzilla. Animal préhistorique ravageant Mariposa a coup de lance flamme et de cri, de tirage de cheveux et de coup de manucure bon marché. Une furie. Et face à elle, Max Wescott, petit ourson adorable, attentif et prêt à donner plus d’amour qu’il n’en possède réellement. Pourquoi c’est elle qui s’appelle Teddy, ça irait mieux à Max ! mais passons… Bras étirés vers le ciel, menton hissé pour emporter son nez dans les caresses du vent. Un parfum humide, mais chaud, le fond de l’air qui sent la mousse des forêts environnantes. La pluie. Le brun près d’elle en plaisante, la laissant s’acclimater d’un sourire sincère. Pourtant, elle ne parle pas, plutôt silencieuse ce qui peut sembler suspect quand on connaît la nouvelle Teddy. Adolescente, elle était plus discrète et sage, jeune femme bien docile pour qu’on l’aime. Loin d’être encore ainsi, elle ne met que peu de temps à parler lorsque Max s’adresse à elle. « J’sais pas, c’soir, j’avais pas l’goût de lui donner de l’importance. Ça va faire trois ans qu’il m’a planté sans signe de vie. Je ne sais même pas s’il est en vie. » Trop lancée, elle ne réfléchit pas à l’inquiétude qui pourrait naître dans l’esprit de Wescott. « Je ne sais même pas si c’est moi l’problème. En fait… si ça doit être moi sinon il serait encore là… Donc ça me sert à rien de l'injurier, il est sans doute quelque part, heureux sans nous. Et moi je d’vrais vivre ce mal être alors que MONSIEUR est heureux, sans doute à se taper la première pouf qu’il rencontrera ! Non ! NON ! J’en ai assez ! Voilà ! Moi aussi je veux avancer et vivre ! L’oublier et passer à autre chose ! » Son monologue loin d’être fini, elle tourne ses orbes vers le visage du cuistot, perdant son regard sur dans ses yeux avant qu'une goutte s’écrase sur le nez de ce dernier. Gloussant doucement, Teddy passe son pouce sur le nez de Max pour essuyer la perle pleurant sur l’arrêt. « Tu vois la pluie. » Bientôt le clip clop mélodieux de l’averse les envahit, torrent se déferlant sur eux dans tsunami de larmes. C’est sans hésiter que la blonde empoigne la main de son acolyte de fortune et le traîne avec elle sous le porche d’un commerce fermé à cette heure tardive. Trempée, son maquillage coulant sur ses joues, elle se contente de recoiffer Max, ses doigts passant dans ses mèches mouillées. « Tu ne lui ressembles pas… » Des mots volatiles s’enfuyant de ses lèvres, alors que ses orbes l’observent. La pulpe de son pouce longeant cette lèvre charnue, bien bombée sous sa peau. Un frisson. Une caresse. Deux regards qui se croisent. Une question. « Tu crois que si on s’était rencontré avant de les rencontrer, ça aurait été différent pour nous ? » D’où ça lui vient, elle ne saurait dire, mais une chose est certaine, ils ont plus en commun qu’avec leur ex.

C’est rafraîchissant. Pas la pluie, qui ne manquera pas de tomber selon Teddy, mais cette nouvelle facette d’elle, celle qui colle un peu plus avec la jeune femme qu’elle était autrefois. Quand Rory commençait à sortir avec elle, et qu’au domicile des Wescott, c’était une petite blondinette souriante et discrète qu’il traînait à sa suite, main dans la main, doigts entrelacés. À bien y réfléchir, la nouvelle Teddy n’est pas bien pire, juste… Différente. Et dans une ville comme Mariposa, où la différence fait office de mot d’ordre, Max ne comprend pas pourquoi on l’étiquette autant. Après tout, l’évolution est un procédé normal au cours d’une vie, et ne dit-on pas que les épreuves vécues forgent le caractère ?
Toujours est-il que Teddy-la-petite-fée-un-peu-bourrée cède sans trop tarder la place à la Teddy qu’il connaît d’aujourd’hui. Celle qui, malmenée par la vie, n’en oublie pas de marcher sur les terres de la ville comme une Queen bringuebalante, certes, mais le menton levé bien droit. Sa tirade – quoiqu’inquiétante pour le sort de son frère – n’en est pas moins criante d’une certaine vérité. Et, immanquablement, Max ne peut s’empêcher de faire la comparaison avec sa propre situation, celle qui, comme Teddy, l’a poussé à intégrer le club qu’ils venaient juste de quitter. « J’pense qu’on a tous le droit d’avancer, oui. » Alors pourquoi, lui, n’y arrive pas ? Perdu dans ses pensées, qui dans le ciel obscurci de cette nuit pleine de nuages viennent former les traits du visage d’Edmée, les mots de Teddy tournent en boucle dans sa caboche, alors qu’une première goutte vient s’écraser sur son nez. Le faisant papillonner plusieurs fois des yeux, un rire lui échappe quand il réalise qu’elle avait vu juste. « Merde alors. Je vais devoir t’appeler Miss Météo, maintenant. » Ses yeux brillent de malice quand il lui adresse un sourire complice, sourire qui vacille lorsque le doigt de Teddy vient cueillir la larme du ciel sur son nez. Sans lui laisser le temps d’expirer le souffle qui s’est étrangement coincé dans sa gorge, la voûte céleste s’ouvre en deux et laisse ruisseler sur leurs têtes nues des trombes d’eau digne d’un déluge que même la météorologue en herbe n’aurait su annoncer. Stupéfait, il la laisse lui prendre la main et l’entraîner à sa suite dans un course folle, manquant de déraper plusieurs fois sur le pavé humide et glissant de sous le préau où elle les guide pour s’abriter, protégés par le porche d’un magasin non loin. Leurs vêtements sont ruinés et, tignasse dégoulinante, Max tente vainement d’essorer sa chemise détrempée qui lui colle au torse comme une seconde peau. La main de Teddy s’invite à l’aide, avant de filer vers ses cheveux ruisselants, qu’elle coiffe vers l’arrière.
À quel moment au juste s’est-elle autant rapprochée ?
Interdit, il ne lui répond pas, lèvres scellées. Proche, le visage de Teddy se confond avec celui d’Edmée. Elle non plus, est loin de lui ressembler. Est-ce une mauvaise chose, ou bien une bonne ? La pluie abrupte lave de sa cervelle toute pensée cohérente. « J’espère bien que non », qu’il répond, la voix blanche. Lui, il est plus du genre qu’on abandonne, plutôt que d’abandonner. Aurait-il abandonné Edmée ? Certainement pas. Abandonnerait-il Teddy ? Pas prévu au programme. Le pouce de Teddy s’invite à nouveau sur son visage et glisse sur ses lèvres comme une dangereuse caresse. À quoi jouent-ils ? Instinctivement, son visage se rapproche plus près de celui de la blonde. « J’imagine qu’on ne le saura jamais. » Sa voix n’est plus qu’un souffle contre les lippes de Teddy. Les siennes, closes, les effleurent à peine alors que tout raisonnement censé l’a définitivement quitté. Son index suit la courbe de sa mâchoire et passe sous son menton pour relever son visage afin que leurs yeux se croisent ; les siens, il les plante dans les billes turquoise dans l’attente du prochain mouvement ; Teddy mène la danse, c’est elle qui décidera du pas suivant.