Telle une enfant, Dinah court et saute sur le dos de Max, passant ses bras autour de ses épaules et ses jambes autour de ses hanches. « Je t’ai eu ! » Un rire suit sa réplique alors qu’elle reste perchée dans son dos, le laissant marcher ainsi en direction du diner. C’est leur rituel dominical de toute façon, bien plus plaisant aux yeux de Dinah que celui qu’elle a dû suivre toute son enfance. Elle n’a plus mis un pied dans une église depuis fort longtemps, préférant largement la sensation du terrain de basket en compagnie de Max. Faire du sport, commérer, se défouler, elle y trouve bien plus son compte qu’en restant assise sur un banc froid à écouter un homme parler de choses qui ne l’intéresse pas. Alors c’est devenu leur tradition, depuis qu’elle est revenue à Mariposa. Un match de basket le dimanche matin, suivi d’un très long repas au diner. Entre ça et des soirées à discuter, Max s’est vite réimposé comme une personne essentielle de sa vie, chose qu’elle avait un peu oublié pendant les années qu’elle a passé loin de la ville. Pendant ses voyages, c’était surtout avec Vinnie qu’elle communiquait, leurs amis également, mais son jumeau a toujours été son ancrage le plus fort. Maintenant, si elle devait repartir, elle donnerait plus souvent de nouvelles à Max. Et elle en prendrait aussi. « Alors, comment tu sens après cette magnifique défaite ? » demande-t-elle, toujours fixée sur son dos. Elle a bien conscience qu’elle abuse un peu là Dinah, à le prendre pour son cheval et en plus enfoncer le couteau dans la plaie. Mais ça la fait rire, et puis ils savent tous les deux que c’est bon enfant. Leurs parties de basket sont amicales, servent à se détendre et à se vider la tête du quotidien, et puis comme dans tout jeu, il faut bien un gagnant et un perdant… « Quand on arrivera, je vais vouloir un café, un milkshake à la fraise et des pancakes. Et on partagera des frites ?  » Proposition faite avec un sourire, en espérant qu’il accepte. Si ce n’est pas le cas, elle les mangera seule ces frites, ce n’est pas comme si elle avait peur de trop manger. Mais ça lui plairait bien de partager, pour continuer dans les traditions du dimanche matin. Et puis, surtout, elle espère qu’il pourra rester avec elle pour manger tout ça, que le diner sera assez calme pour qu’il n’ait pas à prendre sa place derrière les fourneaux. Ou alors, seulement le temps de lui faire ses pancakes.

Un petit koala atterrit sur son dos dans un bond gracieux et un éclat de rire, qui le fait tanguer sur ses jambes un instant, avant qu’il ne stabilise son emprise de ses mains à l’arrière des cuisses de Dinah. « T’as surtout failli finir en crêpe avec moi par terre ! » Mais si la jolie brune est redoutable sur un terrain de basket elle est, de par sa taille et sa silhouette, ce que l’on peut qualifier de poids plume, heureusement pour lui. Trimballant sa carapace humaine jusqu’au diner, Max fait de son mieux pour reprendre son souffle, calmer les battements de son cœur rendus erratiques par le match qu’ils viennent de disputer, dissiper le flot d’adrénaline et d'endorphine que ces quelques heures passées à dribbler et sauter dans tous les sens viennent de libérer délicieusement dans tout son corps. S’il est un homme de peu de vices, le sport l’a rendu aussi accro qu’un camé – d’une façon bien plus saine, sans l'ombre d'un doute. Le Wescott’s se dessine au loin, tandis qu’il se dandine pour attraper dans la poche de son short les clefs de l’établissement, et que son amie le taquine, aussi à l’aise qu’un pacha indien sur le dos de son éléphant. « C’est ça, enfonce le clou tricheuse… » qu’il bougonne dans sa barbe, très mauvais perdant, sans en penser le moindre mot. « Tu crois que je t’ai pas vue faire du gringue à Trent avec tes grands sourires, là, pour qu’il baisse sa garde ? C’est pas gagner à la loyale, ça, Madmoiselle… » Sauf qu’ils savent tout deux que c’est faux, et qu’en ce dimanche, les capacités du cuistot étaient loin d’être les plus optimum… Devant l’entrée, Max insert la clef dans la serrure, franchit le seuil du diner avec son paquet toujours accroché au dos, qu’il laisse tomber sur le skaï usé d’une des banquettes du restaurant, tandis qu’elle lui énumère ses envies de menu. « Du coup les frites, c’est après le milk-shake mais en même temps que le café ? Ou les pancakes ? » Il adresse à Dinah un sourire malicieux, tout en se dirigeant déjà vers les cuisines. « Tu peux aussi venir m’aider à préparer tout ça, hein. Rory ne devrait plus tarder, il pourra gérer la salle et les premiers clients qui arrivent. » Au Wescott’s, Max est dans son élément. Rien ne le prédestinait pourtant à devenir cuisinier, mais à hériter de l'établissement de ses parents, par contre, c’était autre chose. Comme s’il s’était toujours attendu à devenir, à un moment ou un autre, gérant de ses murs, de la façon la plus naturelle qui soit. Nouant autour de ses hanches un tablier blanc qui ne le resterait sûrement pas bien longtemps, il en lance un au vol à son amie. « C’est ma riposte. Pour que je puisse digérer cette douloureuse et malhonnête défaite, tu seras ma commise. Deal ? »

Dinah n’éprouve pas la moindre honte à se servir de Max comme de son preux destrier, bien au contraire. Elle a eu l’envie de lui sauter sur le dos, elle l’a fait, point. Aucune conséquence ne lui traverse l’esprit, aucune inquiétude sur ce qu’on pourrait penser d’elle. Deux adultes, la trentaine entamée, qui se déplace comme des enfants de sept ans dans les rues de Mariposa. Peu importe, ce ne serait pas la première fois qu’on la juge Dinah, et certainement pas la dernière. « Si tu es mon lit de sirop d’érable ou de nutella, je peux être une crêpe quand tu veux ! » Un nouveau rire sort de ses lèvres alors qu’il prend le chemin du diner, leur QG du dimanche matin. La tradition est bien établie maintenant, et ainsi la brune est devenue une habituée du Wescott’s, presque comme si elle était une banquette en plus dans l’établissement. « Qu’est-ce que ça peut bien te faire que je fasse du gringue à Trent ou non ? T’es jaloux ? » Elle prend la même intonation que la hyène du Roi Lion pour délivrer cette dernière réplique, ce qui la fait rire toute seule. S’il y a bien une chose qui est certaine, c’est que contre le dos de Max, Dinah est de bonne humeur. L’endorphine de leur match se diffuse encore dans ses veines, la rendant aussi enthousiaste que si c’était le matin de Noel.

Lorsqu’ils arrivent au diner, il la laisse tomber sur une banquette, mais elle ne reste pas assise très longtemps. L’endroit est vide, sans employé ni client, alors elle ne tarde pas à le suivre en cuisine. « Tout en même temps, qu’est-ce que tu crois ? Je mérite bien ça pour célébrer ma victoire ! » Elle lui lance un sourire chafouin, heureuse d’appuyer encore un peu sur l’issu de leur match. « Je peux te tenir compagnie, mais je suis pas payée. » Elle hausse les épaules avant de se hisser sur un plan de travail. Sans doute Max lui dira-t-il que ce n’est pas hygiénique qu’elle prenne place ainsi sur le comptoir - c’est ce qu’elle ferait en tout cas s’ils étaient dans sa torréfaction - mais elle ne s’en soucie pas avant d’entendre la remarque. Lorsqu’il lui propose un deal, elle le regarde fixement, comme si elle cherchait à déceler l’entourloupe dans sa proposition. « Mouais, deal seulement parce que j’ai faim et qu’à deux ça ira plus vite. » Et encore, ça va dépendre de si elle réussit à rester concentrée. Ils savent tous les deux très bien qu’elle pourrait commencer à faire tout autre chose dans cette cuisine, simplement parce qu’une envie saugrenue lui passerait par l’esprit. « Alors par quoi on commence, chef ? »

Dans sa cuisine, Max est comme un noble dans son domaine. Un châtelain sur ses terres. C’est son fief, pas toujours assumé, mais aujourd’hui revendiqué. Il y connaît tout comme le fin fond de sa poche, sait l’emplacement de chaque chose, chaque ustensile, chaque appareil, pourrait préparer des yeux brouillés ou des pancakes les yeux fermés, sans se brûler. Il a passé tellement de temps ici, depuis son enfance, que c’est comme si le Wescott’s faisait partie intégrante de son ADN ; et qu’importe la légère odeur de graillon qui lui colle trop souvent aux fringues ou aux doigts, le diner est un lieu chaleureux, auquel il porte une affection toute particulière, la même que celle qu’il porte aux rares élus qui peuvent se vanter pouvoir franchir les portes de ses cuisines. « J’émets une réserve sur le mot « victoire » parce que la tricherie était si flagrante que ça aurait mérité un bon coup de sifflet de l’arbitre si arbitre il y avait, mais soit. Je suis magnanime, et tout sauf jaloux, pffeuh, donc t’auras tout en même temps. Mais si demain t’es pliée sur les chiottes, souviens-toi que c’était ton idée de récompense ! » La vérité, ils le savent tous les deux, c’est que dès le lendemain, Max enverrait un texto à son amie savoir si l’orgie de la veille était bien passée. Vieille amitié ne craignant pas la rouille, le cuistot n’avait même pas besoin de le préciser pour que son amie puisse compter là-dessus.
Et tandis que la winneuse du jour trouve sa place naturelle de commise en se hissant sur le plan de travail près de lui et en le laissant travailler tout seul, Max lève les yeux au ciel mais n’en oublie pas de sourire, amusé. « T’es payée en bouffe gratuite, j’trouve que c’est plutôt un bon deal, quand même… » Parce que s’il a laissé Dinah payer six repas en deux ans qu’il a repris l’établissement depuis la retraite de ses parents, et plus spécifiquement depuis un an dont il en est l’unique gestionnaire, c’est un exploit ! Son argument semble néanmoins trouver un écho en son amie, puisqu’elle finit par accepter. « Mouais, on va faire comme si tu m’avais convaincu ! » Qu’il fait sur le même ton, tandis qu’il lui colle entre les pattes un grand saladier, des œufs, du lait et un fouet. « Puisque tu veux me voir transformé en crêpe et que t’as faim de pancakes, t’a qu’à commencer par la pâte pendant que je vais chercher le reste des ingrédients dans le garde-manger. Et fais pas de bêtise, je t’ai à l’œil ! Si tu salis par terre, tu t’arrangeras avec Rory, il a nettoyé hier soir jusqu’à tard, je l’ai entendu râler jusqu’à ce matin… »

Qu’importe qui perd ou qui gagne pendant les matchs du dimanche matin, la bonne humeur règne à peu près toujours lorsqu’ils prennent leur brunch d’après match. C’est sans doute ce qu’elle préfère chez Max, le fait qu’ils puissent être eux-mêmes sans couverture, sans se cacher. Une amitié durable, à base de blagues et de piques, qu’elle n’hésite pas à glisser dans n’importe quelle réplique. Il le lui rend bien de toute façon, et qui connaît Dinah sait que l’adage “qui aime bien, châtie bien”, est une sorte de définition de son love language. Donc dans un premier temps, elle prend place sur un plan de travail, plutôt que de se mettre réellement au boulot. « Si tu tiens à ce qu’il y ait un arbitre, tu peux l’être la prochaine fois. Mais ça veut dire que tu ne gagneras pas ! Et c’est gentil de t’inquiéter, mais mes intestins ont toute ma confiance. Et je te fais confiance, je sais que tu mets des bonnes choses dans tes plats. » Elle bat un peu des cils en riant, se disant que glisser un compliment là-dedans ne peut pas faire de mal. Ce ne sera pas la première fois qu’elle se gavera ainsi, sans doute pas la dernière non plus.

« C’est vrai que vu comme ça… J’apprécie beaucoup la nourriture gratuite. » Et elle se lève, prenant le bol qu’il lui a donné ainsi que le tablier. Elle a déjà proposé de payer maintes et maintes fois, mais elle ne veut pas se battre avec Max quand il refuse de lui donner l’addition. Et puis, de toute façon, elle a en tête de lui proposer un deal professionnel aussi, alors ils pourront trouver un autre équilibre. Elle prend tous les ingrédients et écoute les instructions avec un petit sourire, avant d’aller se laver les mains pour commencer à préparer la pâte. « Très bien chef ! Je fais des pancakes et je ne salis rien. Même si ton petit frère ne me fait pas peur. » Ils savent tous les deux qu’elle gagnerait sûrement contre Rory, parce qu’elle finirait par lui proposer un deal assez déloyal à lui aussi. S’appliquant, elle tourne tout de même son attention vers Max quand il revient du garde-manger. « Comment ça se passe entre vous, depuis qu’il est rentré ? » Elle est curieuse Dinah, et puis elle se souvient que le cadet Wescott n’aimait pas tellement la ville avant qu’il n’en parte, donc elle se demande s’il s’y ré-acclimate bien.

On peut entendre le propriétaire du diner râler de son départ de ses cuisines jusqu’à son retour du garde-manger, qui n’est autre qu’une petite pièce annexe juste à l’arrière de l’établissement, dont on accède grâce à une porte dérobée cachée derrière un porte-assiettes. Seuls Rory et lui en ont la clef.
Cependant, le compliment glané au passage n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, ce qui apaise un tant soit peu son esprit de mauvais perdant. Face à Dinah, qui plus est, impossible de bouder bien longtemps, plus encore quand on connaît leur passé commun, et le lien si fort qui les unit. « Je préfère ça », qu’il fait, sur le ton d’un maître d’école sévère, quand l’étincelle amusée dans ses yeux prouvent qu’il n’est pas sérieux.
Disposant dans des petits bols en inox les fruits rouges qu’il a été chercher dans les cageots conservés dans le garde-manger, il glisse une myrtille entre ses lèvres, fais de même avec Dinah qui ne se fait pas priver. Après tant d’années à se connaître et à avoir beaucoup, beaucoup partagé, les barrières de la pudeur font partie du passé.
Le feu de la gazinière est allumé dans un « tic, tic » routinier sous l’une des vieilles poêles aux fonds noircies d’avoir été tant utilisées, et une bonne livre de beurre vient s’y échouer pleine de grâce, prête à fondre dans un doux crépitement. « J’aimerais bien le savoir… », qu’il répond dans une grande aspiration d’air désabusée, sourcils haussés haut jusqu’à la lisière de son cuir chevelu.
Rory est… Devenu une énigme. « J’essaye de faire en sorte qu’on parle, mais c’est pas gagné… » Un soupir las s’échappe des lèvres du cuisinier. « Je sais qu’on change avec le temps, mais j’ai l’impression qu’avoir passé autant de temps sans se voir, c’est comme si on avait cassé un truc, qu’on se comprend plus vraiment. » Plus dur encore à encaisser, quand on sait à quel point les gamins Wescott étaient soudés comme les doigts de la main dans leur jeunesse. « Ou alors, c’est que je m’y prends vraiment mal. » Il lui glisse un coup d’œil sur le côté. « Je m’y prends mal, c’est ça ? »

Max part en râlant et Dinah, pour toute réponse, éclate de rire. Ô qu’il est bon d’appuyer un peu sur ses boutons pour le faire sortir de ses gonds. Mais ce n’est que de l’amour entre eux, et ni Max, ni elle, ne s'énervent pour de vrai. Elle le voit au pétillement de ses yeux quand il revient, au sourire en coin qu’il essaye de lui masquer. Après tant de temps, il semblerait que leur amitié puisse tout supporter, surtout ces petites blagues inoffensives. Pourtant, ça leur arrive aussi de parler de sujets plus profonds, plus douloureux, mais même dans ces moments-là, ils ne font que s’écouter et se soutenir.
Elle fait craquer la myrtille entre son palais et sa langue, appréciant goût qui explose dans sa bouche. Non, il n’y a définitivement plus aucune limite entre eux, encore moins depuis qu’ils sont adultes. Ado, au moment de réaliser ce pacte qu’ils avaient ensemble, il y avait peut-être une petite gêne ou légère appréhension, mais depuis Dinah sent qu’elle peut être entièrement exposée face à lui.

La conversation devient plus sérieuse et Dinah peut percevoir que les questions sont sincères. L’aîné s’inquiète pour son cadet, ce qui est bien naturel, et elle lui adresse un sourire réconfortant. « Tu ne t’y prends pas mal. » Elle lui apporte la pâte à pancakes terminée et regarde le beurre finir de fondre. « Il est parti un long moment, il a forcément changé oui et même si c’est normal de vouloir savoir ce qui lui est arrivé, il n’est peut-être pas prêt à t’en parler. » Elle se dit que son frère jumeau aurait sans doute de meilleurs conseils à donner, parce qu’ils ont vécu une situation un peu similaire les Barlowe, mais c’est Dinah qui est partie. « Peut-être que ça peut aider de ne pas parler. Ou de parler d’autres choses. On peut l’inviter à un match de basket ou tu peux lui proposer d’aller courir avec toi. Une activité qui pourrait resserrer un peu les liens. » Sa famille n’a rien à envier aux Wescott, qui lui ont toujours semblé être une famille à peu près parfaite, mais elle peut sans aucun mal imaginer ce que ça ferait de sentir la proximité fraternelle se délier.

Dinah est bien des choses ; une amie fidèle depuis un nombre incalculable d’années, une femme à la fois forte et sensible, une teigne sur n’importe quel terrain de jeu, mais avant tout, une personne censée et sage, toujours encline à donner de bons conseils, que l’aîné des Wescott n’est jamais le dernier à venir chercher auprès d’elle.
La plupart du temps, s’ils se taquinent ou se chamaillent, Max n’en oublie pas que le ciment de leur amitié, c’est cette confiance aveugle qu’ils partagent l’un et l’autre, et cela, même avant qu’ils ne formulent et concrétisent leur pacte secret, celui qui aujourd’hui les fait bien rigoler. Et cette même confiance, c’est celle qui fait que le cuisinier sait qu’il peut parler d’à peu près tous les sujets imaginables avec Dinah, même quand ceux-ci sont des plus personnels. Si, d’une façon singulière, Rory semble être devenu un sujet presque « tabou » dans leur famille, son amie fait partie des rares avec qui Max se livre sans détours et sans craintes. « T’es sûre ? » Parce que lui ne l’est pas, même si sa bouche et ses yeux sourient, au fond, c’est comme s’ils n’y croyaient pas vraiment non plus. Mais il sait au fond, tout au fond, que si Dinah est une bonne amie avant tout, c’est parce qu’elle ne lui ment jamais. Ses épaules se haussent, tant par dépit que parce qu’il fait fondre le beurre dans sa poêle en l’agitant du bout du bras. « Tu sais, j’essaie d’y aller doucement et de ne pas lui mettre la pression. J’ai pas envie que ce soit le sentiment qu’il ait alors qu’il revient tout juste à la maison. » Il soupire et fait signe à Dinah d’un geste de la tête de verser sa pâte dans la poêle. « Mais le problème c’est que maintenant il bosse ici avec moi au Wescott’s, et je l’ai toute la journée sous les yeux. Et je le regarde. Et je sais qu’il sait que je le regarde. Et il ne me dit rien. Rien. Nada. Peanut. » Ses yeux se tournent vers la brune. « Et non seulement c’est chiant, mais c’est en plus très frustrant. »
La définition même du statu quo. Sauf que ce statu quo commence à peser lourdement sur le moral et la conscience de Max.
Quand elle évoque un de leurs matchs, il la regarde avec des billes rondes d’étonnement. « C’est vrai, tu voudrais bien qu’on lui propose ? » Plusieurs fois il avait pensé l’intégrer de la sorte, mais n’avait jamais osé aller jusqu’au bout de l’invitation, de peur d’essuyer un refus qu’il ne supporterait pas. « Ou tu dis ça parce que tu te sens suffisamment en veine pour battre deux Wescott pour le prix d’un ? »

Les chamailleries sont mises de côté pour le moment, au moins temporairement. La mention du cadet Wescott attire la curiosité de Dinah, parce qu’elle se souvient d’un tableau bien différent de quand ils étaient plus jeunes. Elle se souvient de Max très souvent collé à ses frères, toujours à faire des choses ensemble, à bien s’entendre, passer des bons moments. Elle se souvient qu’il était confus quand Rory a quitté la ville, bien que c’était à peu près la période où elle aussi, elle est partie sans rien dire. Et aujourd’hui, elle se serait attendue à les revoir comme larrons en foire, à faire des bêtises ensemble et rire comme des baleines dans la cuisine du diner. Mais chaque fois qu’elle entre, elle ne perçoit pas cette proximité de jadis. « Bon peut-être que ta proximité avec son ex n’est pas la plus grande recette du succès, mais à part ça je suis sûre. » Elle rit un peu, essayant de le détendre par la même occasion. Dinah n’est peut-être pas au courant de tout, mais ils se confient quand même pas mal de choses tous les deux, lors de leurs soirées jeux vidéo. Le nom de Teddy est revenu quelques fois, assez pour qu’elle s’imagine des choses. Et Dinah, elle aime beaucoup imaginer des théories. « Je ne connais plus très bien Rory, j’avoue que je ne l’ai pas beaucoup vu depuis qu’il est rentré. Mais peut-être que finalement, la douceur c’est pas la bonne méthode ? S’il ne s’ouvre pas à toi malgré ta patience et le fait que tu ne le forces pas, tu peux essayer de le forcer. » On se souviendra que Dinah a abandonné son enfant deux semaines après la naissance, et clairement la douceur ne fait pas trop partie de son être. Plus fan de la méthode bélier qu’autre chose, elle n’hésiterait pas à prendre son frère entre quatre yeux pour lui poser des questions très directes. L’étonnement de Max lui fait la même réaction, mais elle se met rapidement à rire quand il reparle de sa victoire. « Honnêtement, je pense que je peux sans mal prendre deux Wescott pour le prix d’un, je me ferai un plaisir de battre toute la famille ! » Elle hausse les épaules d’un air nonchalant, étant particulièrement fière d’elle soudainement. « Mais en dehors de mes innombrables victoires à venir, oui, je veux bien qu’on lui demande. C’est ton frère, je le connais depuis qu’il porte des couches, il fait pratiquement partie de ma famille. » Et si elle peut aider Max à renouer des liens avec lui, alors ce serait parfait. Parce que même s’ils sont dans des situations totalement différentes, Max continue de le faire pour elle, même si elle ne lui demande pas. Il prend des nouvelles des parents Barlowe, donne de ses nouvelles à elle aux parents, et il a pris un rôle d’intermédiaire qui n’était pas le sien. Alors elle peut faire la même chose Dinah, d’autant plus que cette fois ça en vaut vraiment la peine.

Au moins à Dinah, il peut tout confier et parler sans détours ; non seulement ses secrets sont bien gardés auprès d’elle, mais il est également sûr d’avoir un avis aussi objectif qu’implacable à la fois. Aussi n’arrive-t-il pas à retenir ses yeux de rouler au plafond lorsque le sujet Teddy est adroitement avancé sur la table, certes de façon enjouée mais non moins pertinente. « Ah. Ah. Vraiment, merci du soutien. » Le ton se veut ironique, mais tous deux savent qu’il n’en est rien. Qui plus, est, Dinah a parfaitement raison. Mais comme pour le résultat de leur match, Max prétendra que non.
Ça lui apprendra à se lâcher un peu trop pendant leurs soirées bières – jeux-vidéos, où à s’épancher pas très subtilement lors de leurs petits-déjeuners au diner.
Toujours est-il que pour ne pas déroger à la règle, son amie fait preuve d’une justesse implacable dans l’analyse des faits et son choix de mots. Parce qu’à bien y regarder, Max ne peut que faire le douloureux constat que lui non plus ne connaît plus très bien Rory, et que lui non plus ne l’a pas beaucoup vu depuis qu’il est rentré, hormis dans leur établissement bien sûr, mais dans ce contexte professionnel, difficile d’établir à nouveau une conversation plus privée. L’aîné des Wescott sent son moral chuter de quelques degrés, et heureusement la dernière partie de la phrase de sa commise du jour égaye un peu ses états d’âmes. « Malheureuse ! Si tu arrives un jour à forcer un Wescott à quelque chose qu’il n’a pas décidé lui-même, alors je me fais couper une main et je me la fais coller sur le front ! » Certes, l’image n’est pas très flatteuse, mais pourtant criante de vérité ; dans la famille, on n’est pas dépourvus de qualités, pourtant l’entêtement est une caractéristique qui semble être figée dans le marbre en ce qui concerne leur ADN… Alors, autant continuer avec la patience jusque-là, qui sait, cela finirait peut-être bien par marcher un jour ou un autre ?
Dinah, qui semble recevoir le message tout à fait clairement, n’insiste pas. Et à son grand soulagement, ne semble pas contre non plus intégrer son cadet à leur binôme bien soudé, nouvelle stratégie à laquelle il avait commencé à penser. Sa petite fanfaronnade le fait exploser de rire, d’un rire trop fort et trop appuyé pour être tout à fait naturel, et ainsi pour lui faire comprendre qu’il n’y a aucune chance sur terre qu’elle seule réussisse à les battre tous les deux – faux, en vérité elle a toutes ses chances. « Je crois que les effluves de sirop d’érable te sont montés à la tête Dee Dee, tu ne sais plus ce que tu dis ! » D’un petit coup d’épaule, il la pousse doucement sur le côté pour la taquiner, spatule à la main qu’il agite sous son nez. « On reparlera de toutes tes défaites à venir plus tard, si tu veux bien, mais en attendant… Merci. Pour lui. J’espère que ça lui secouera un peu les puces et que ça l’aidera à s’ouvrir davantage. » Son nez se froisse. « Bien qu’à mon avis tu ferais mieux de garder cette histoire de couches pour toi… » Histoire de ne pas l’embarrasser plus que de raison et de risquer, par conséquent, un retour à la case départ. Grattant la spatule dans le fond de sa poêle, son nez se fronce à nouveau, cette fois-ci il comprend pourquoi alors qu’un sourire victorieux vient étirer chaque coin de ses lèvres. « En tout cas, Madame la Grande Professionnelle de la Balle, je crois qu’il faut que tu revoies tes compétences en matière de pâte à pancake… Regarde-moi ces grumeaux ! En plus à trop parler, tu viens de la faire cramer, pipelette ! »